IX-L'IDENTIFICATION
Séminaire du 29 novembre 1961
(->p40) (III)
   
Je vous ai donc amenés la
dernière fois à ce signifiant qu'il faut que soit en quelque façon le sujet pour qu'il
soit vrai que le sujet est signifiant.
    
  Il s'agit très précisément du 1 en tant que trait unique ; nous pourrons raffiner 
  sur le fait que l'instituteur écrit le 1 comme cela avec une barre montante 
  qui indique en quelque sorte d'où il émerge. Ce ne sera pas un pur raffinement 
  d'ailleurs  parce qu'après tout c'est justement ce que nous aussi nous 
  allons faire : essayer de voir d'où il sort. Mais nous n'en sommes pas 
  là. Alors, histoire d'accommoder votre vision mentale fortement embrouillée 
  par les effets d'un certain mode de culture, très précisément celui qui laisse 
  béant l'intervalle entre l'enseignement primaire et l'autre dit secondaire, 
  sachez que je ne suis pas en train de vous diriger vers l'un de Parménide, ni 
  l'un de Plotin, ni l'un d'aucune totalité dans notre champ de travail dont on 
  fait depuis quelque temps si grand cas. Il s'agit bien du 1 que j'ai appelé 
  tout à l'heure de l'instituteur, de l'un du "élève X, vous me ferez cent 
  lignes de 1", c'est-à-dire des bâtons : "élève Y vous aurez un 1 en 
  français". L'instituteur sur son carnet, trace  l'Einziger Zug, 
  le trait unique du signe à jamais suffisant de la notation minimale. C'est de 
  ceci qu'il s'agit c'est du rapport de ceci avec ce à quoi nous avons affaire 
  dans l'identification. Si j'établis
Car si ce qui pense, l'être pensant de notre entretien, reste au rang du réel en son opacité, il ne va pas tout seul qu'il sorte de quelqu'être où il n'est pas identifié, j'entends : pas d'un quelqu'être même où il est en somme jeté sur le pavé de quelque étendue qu'il a fallu d'abord une pensée pour balayer et rendre vide. Même pas : nous n'en sommes pas là. Au niveau du réel, ce que nous pouvons entrevoir, c'est l'entrevoir parmi tant d'êtres aussi, en un seul mot, tant d'êtres d'un êtr'étant où il est accroché à quelque mamelle, bref, tout au plus capable d'ébaucher cette sorte de palpitation de l'être qui fait tant rire l'enchanteur au fond de la tombe où l'a enfermé la cautèle de la dame du lac.
   
Rappelez-vous  - il y a quelques années, l'année du séminaire sur le président Schreber
- l'image que j'ai évoquée lors du dernier séminaire de cette année,
celle poétique du monstre Chapalu après qu'il se soit repu du corps des sphinx
meurtris par leur saut suicidaire, cette parole dont rira longtemps
l'enchanteur pourrissant du monstre Chapalu " celui qui
(->p42) (III/3)
    
  Bien sûr, pour que de l'être vienne au jour, il y a la perspective de l'enchanteur 
  ; c'est bien elle au fond qui règle tout. Bien sûr, l'ambiguïté véritable de 
  cette venue au jour de la vérité est ce qui fait l'horizon de toute notre pratique. 
  Mais il ne nous est point possible de partir de cette perspective dont le mythe 
  vous indique assez qu'elle est au delà de la limite mortelle : l'enchanteur 
  pourrissant dans sa tombe. Aussi n'est-ce pas là un point de vue qui soit jamais 
  complètement abstrait pour y penser, à une époque où les doigts en haillons 
  de l'arbre de Daphné, s'ils se profilent sur le champ calciné  
  par le champion géant de notre toute puissance toujours présente à l'heure actuelle 
  à l'horizon de notre imagination, sont là pour nous rappeler l'au-delà d'où 
  peut se poser le point de vue de la vérité. Mais ce n'est pas la contingence 
  qui fait que j'ai ici à parler devant vous des conditions du véritable. C'est 
  un incident beaucoup plus minuscule celui qui m'a mis en demeure de prendre 
  soin de  vous en tant que poignée de psychanalystes dont je vous rappelle 
  que de la vérité vous n'en avez certes pas à revendre, mais que quand même c'est 
  ça votre salade, c'est ce que vous vendez.
    
  I1 est clair que, à venir vers vous, c'est après du vrai qu'on court, je l'ai 
  dit l'avant dernière fois que c'est du vrai de vrai qu'on cherche. C'est justement 
  pour cela qu'il est légitime que, concernant l'identification je sois parti 
  d'un texte dont j'ai essayé de vous faire sentir le caractère assez unique dans 
  l'histoire de la philosophie pour ce que la question du véritable y étant posée 
  de façon spécialement radicale, en tant qu'elle met en cause, non point ce qu'on 
  trouve de vrai
Bien sûr, c'est là du même coup mettre en cause, c'est là du même coup faire avancer - et je pense rencontrer de fait en vous une espèce d'approbation, de coeur au ventre - notre connaissance de ce que c'est que ce signifiant.
Je vais commencer, parce que cela me chante, par vous faire faire un peu d'école buissonnière. J'ai fait allusion l'autre jour à une remarque gentille, tout ironique qu'elle fût, concernant le choix de mon sujet de cette année comme s'il n'était point absolument nécessaire. C'est une occasion de mettre au point ceci, ceci qui est sûrement un peu connexe du reproche qu'elle impliquait que l'identification, çà serait la clef à tout faire comme si elle évitait de se référer à un rapport imaginaire qui seul en supporte l'expérience, à savoir le rapport au corps.
(->p44) III/5
    Tout ceci est cohérent du même reproche qui peut m'
être adressé dans les voies que je poursuis, de vous
maintenir toujours trop au niveau de l'articulation langagière telle que précisément
je m'évertue à 1a distinguer de toute autre. De là à l'idée que je méconnais
ce qu'on appelle le préverbal, que je méconnais l'animal, que je crois que
l'homme en tout ceci a je ne sais quel privilège, il n'y a qu'un pas d'autant
plus vite franchi qu'on n'a pas le sentiment de le faire. C'est à y repenser, au
moment où plus que jamais cette année je vais faire virer autour de la
structure du langage, tout ce que je vais vous expliquer que je me suis retourné
vers une expérience
    Auprès 
  de moi, parmi l'entourage de Mitseinden, où je me tiens  comme Dasein, 
  j'ai une chienne que j'ai nommé Justine en hommage à Sade, sans que, croyez-le 
  bien, je n'exerce sur elle aucun sévices orienté. Ma chienne, à mon sens et 
  sans ambiguïté, parle. Ma chienne a la parole sans aucun doute. Ceci est important, 
  car cela ne veut pas dire qu'elle ait totalement le langage. La mesure dans 
  laquelle elle a la parole sans avoir le rapport humain au langage est une question 
  d'où vaut la peine  d'envisager le problème du préverbal. Qu'est-ce que 
  fait ma chienne quand elle parle, à mon sens ? Je dis qu' elle parle, pourquoi 
  ? Elle ne parle pas tout le temps, elle
    
  Ma chienne a la parole, et c'est incontestable, indiscutable, non seulement 
  de ce que les modulations qui résultent
    
  Qu'est-ce qui distingue cet usage, en somme très suffisamment réussi pour les 
  résultats qu'il s'agit d'obtenir chez ma chienne, de la parole, d'une parole 
  humaine ? Je ne suis pas en train de vous donner des mots qui prétendent couvrir 
  tous les résultats de la question, je ne donne des réponses qu' orientées vers 
  ce qui doit être pour nous tous ce qu'il s'agit, de repérer, à savoir : le rapport 
  à l'identification. Ce qui distingue cet animal parlant de ce qui se passe du 
  fait que l'homme parle, est ceci, qui est tout à fait frappant concernant ma 
  chienne, une chienne qui pourrait être la vôtre, une chienne qui n'a rien d'extraordinaire, 
  c'est que, contrairement à ce qui se passe chez l'homme en tant qu'il parle, 
  elle ne me prend jamais pour un autre. Ceci est très clair : cette chienne boxer 
  de belle taille et qui, à en croire ceux qui l'observent, a pour moi des sentiments 
  d'amour, se laisse aller à des excès de passion envers moi dans lesquels elle 
  prend un aspect tout à fait redoutable pour les âmes plus timorées telles qu' 
  il en existe, par exemple, à tel niveau de ma descendance :
    
  C'est justement cela qui manque à ma chienne : il n'y a
Débarrassons-nous
du problème en disant que c'est son odorat qui l'en empêche, et nous ne ferons
que retrouver là  (->p48)
III/9- une indication classique, à savoir que la régression
organique chez l'homme de l'odorat est pour beaucoup dans son accès à cette
dimension Autre.
    
  Je suis bien au regret d'avoir l'air, avec cette référence, de rétablir la coupure 
  entre l'espèce canine et l'espèce humaine. Ceci pour vous signifier que vous 
  auriez tout à fait tort de croire que le privilège pour moi donné au langage 
  participe de quelque orgueil à cacher cette sorte de préjugé qui ferait de l'homme 
  justement quelque sommet de l'être. Je tempérerai cette coupure en vous disant 
  que s'il manque à ma chienne cette sorte de possibilité non dégagée comme autonome 
  avant l'existence de l'analyse qui s'appelle la capacité de transfert, cela 
  ne veut pas du tout dire que çà réduise avec son partenaire, je veux dire avec 
  moi-même, le champ pathétique de ce qu'au sens courant du terme, j'appelle justement 
  les relations humaines. Il est manifeste, dans la conduite de ma chienne, concernant 
  précisément le reflux sur son propre être des effets de confort, des positions 
  de prestige, qu'une grande part, disons-le, pour ne pas dire la totalité du 
  registre de ce qui fait le plaisir de ma propre relation, par exemple, avec 
  une femme du monde, est là tout à fait au complet. Je veux dire que, quand elle 
  occupe une place privilégiée comme celle qui consiste á être grimpée sur ce 
  que j'appelle ma couche, autrement dit le lit matrimonial, la sorte d'oeil dont 
  elle me fixe en cette occasion, suspendue entre la gloire d' occuper une place 
  dont elle repère parfaitement 1a signification privilégiée et la crainte du 
  geste imminent qui va l'en faire déguerpir, n'est point une dimension différente 
  de ce qui pointe dans l'oeil de ce que j'ai appelé, par pure déma(p->49)III/10-gogie, 
  la femme du monde ; car si elle n'est pas, en ce qui me
    
  Ceci pour tempérer, ou plus exactement pour rétablir le sens de la question 
  que je pose concernant la parole au langage, est destiné à introduire ce que 
  je vais essayer de dégager pour vous concernant ce qui spécifie un langage comme 
  tel ; la langue comme on dit, pour autant c'est le privilège de l'homme, çà 
  n'est pas tout de suite tout  à fait clair, pourquoi cela y reste confiné 
  ? Ceci vaut d'être épelé c'est, le cas de le dire. J'ai parlé de la langue, 
  par exemple, il n'est pas indifférent de noter - du moins pour ceux qui n'ont 
  pas entendu parler de Rousselot ici pour la  première fois, c'est tout 
  de même bien nécessaire que vous sachiez au moins comment c'est fait les réflexes 
  de Rousselot - je me permets de voir tout de suite l'importance de ceci, qui  
  a été absent dans mon explication de tout à 1'heure concernant ma chienne, c'est 
  que je parle de quelque chose de pharyngal, de glottal, et puis de quelque chose 
  qui frémissait tout par ci par là et donc qui est enregistrable en terme de 
  pression, de tension. Mais je n'ai point parlé d'effets de langue : il
    
  Pour bien imaginer dès maintenant pour vous ce que c'est que cette solution, 
  je vais vous en donner un exemple : le phonéticien touche d'un seul pas - et 
  ce n'est pas sans raison vous allez le voir - le phonème PA et le phonème AP, 
  ce qui lui permet de poser les principes de l'opposition de l'implosion AP à 
  l'explosion PA et de nous montrer que la consonance du P est, comme dans le 
  cas de votre fille, d'être muette. Le sens du P est entre cette implosion et 
  cette explosion. Le P s'entend précisément de ne point s'entendre et ce temps 
  muet du milieu, retenez la formule, est quelque chose qui, au seul  niveau 
  phonétique de la parole, est comme qui dirait une sorte
    S'il
arrive que vous ne compreniez pas ce que jaspine la chanteuse, c'est justement parce qu'on ne peut pas chanter les
occlusives et j'espère aussi que vous serez contents de retomber sur vos pieds
et de penser que tout s'arrange puisqu'en somme ma chienne chante, ce qui la
fait rentrer dans le concert des animaux. Il y en a bien d'autres qui chantent
et la question n'est pas toujours démontrée de savoir s'ils ont pour autant un
langage.
    De ceci on en parle depuis toujours, 1e
chaman dont j'ai la figure sur un très beau petit oiseau gris fabriqué par les
Kwakiutl de la Colombie britannique porte sur son dos une sorte d'image humaine
qui communique d'une langue qui le relie avec une grenouille : la grenouille est
censée lui communiquer le langage des animaux. Ce n'est pas la peine de faire
tellement d'ethnographie puisque, comme vous le savez, Saint- François
leur parlait aux animaux : ce n'est pas un personnage mythique, il vivait dans
une époque formidablement éclairée déjà de son temps par tous les feux de
l'histoire. I1 y a des gens qui ont fait de très jolies petites peintures pour
nous le montrer au haut d'un rocher, et on voit jusqu'au fin bout de l'horizon
des bouches de poissons qui émergent de la mer pour l'entendre ce qui quand même,
avouez-le, est un comble.
    On peut à ce propos se demander quelle
langue il leur parlait. Cela a un sens toujours au niveau de la linguistique
    
  Je sais que ce long détour ne me permettra pas d'aborder aujourd'hui 
  la fonction de l'Un, cela va me permettre d'y ajouter, car il ne s'agit en fin 
  de compte dans tout cela que de déblayer, à savoir que vous ne croyiez pas que 
  là où je vous mène ce soit un champ qui soit, par rapport à votre expérience 
  extérieur, c'est au contraire le champ le plus interne puisque  cette expérience, 
  celle par exemple que j'ai évoquée tout à l' heure nommément dans la distinction 
  ici concrète de l'autre à l'Autre, cette expérience nous ne pouvons faire que 
  la traverser. L'identification, à savoir ce qui peut faire très précisément, 
  et aussi intensément qu'il est possible, de l'imaginer de mettre sous quelqu'être 
  de vos relations la substance d'un autre, c'est quelque chose qui s'illustrera 
  dans un texte "ethnographique" à l'infini puisque justement c'est 
  là-dessus qu'on a bâti,
    Est-ce à dire qu'une telle référence
puisse engendrer autre chose que la plus complète opacité
    
  Ce serait mal reconnaître le type d'élaboration, l'ordre d'effort que j'exige 
  de vous dans mon enseignement, que de penser que je puisse d'aucune façon me 
  contenter, même à effacer les limites, d'une référence folklorique pour considérer 
  comme naturel le phénomène d'identification , car une fois que nous avons reconnu 
  ceci comme fond de l'expérience, nous n'en savons absolument pas plus, justement 
  dans la mesure où à ceux à qui je parle ça ne peut pas arriver, sauf cas exceptionnels.
    
  I1 reste que ce que vous pouvez en apprivoiser, en rendre plus familier à l'aide 
  de phénomènes plus atténués, ne sera pas pour autant plus valable puisque ça 
  sera de ce fond opaque que vous partirez. Vous retrouvez encore là une référence 
  d'Apol
    L'analyse 
  stricte de la fonction du signifiant, pour autant que c'est par elle que j'entends 
  introduire pour vous la question de la signification, c'est à partir de ceci 
  : c'est que si le A est A, a constitué, si je puis dire, la condition de tout 
  un âge de la pensée dont l'exploration cartésienne par laquelle j'ai commencé 
  est le terme - ce qu'on peut appeler l' âge théologique - il n'en est pas moins 
  vrai que l'analyse linguistique est corrélative à l'avènement d'un autre âge, 
  marque de corrélations techniques précises parmi lesquelles est l'avènement 
  mathématique, je veux dire dans les mathématiques, d'un usage étendu du signifiant. 
  Nous pouvons nous apercevoir que si le "a" est "a" ne va 
  pas, je ferai avancer le problème de l'identification. Je vous indique d'ores 
  et déjà que je ferai tourner ma démonstration autour de la fonction de l'un 
  ; et pour ne pas vous laisser totalement en suspens et pour que peut-être vous 
  envisagiez chacun de commencer à vous formuler quelque chose sur la voie de 
  ce que je vais
    "Appliqué à l'unité, le principe
de différenciation peut se formuler ainsi : les caractères de l'unité se
confondent avec l'unité elle-même . Dans la langue, comme dans tout système séméiologique
- ceci méritera d'être discuté - ce qui
caractérise un signe, voilà tout ce qui le distingue. C'est la différence qui fait le
caractère comme elle fait la valeur de l'unité".
    
  Autrement dit, à la différence du signe - et vous le verrez se confirmer pour 
  peu que vous lisiez ce chapitre ce qui distingue le signifiant, c'est 
  seulement d'être ce que tous les autres ne sont pas ; ce qui, dans 
  le signifiant, implique cette fonction de l'unité, c'est justement de n'être 
  que différence. C'est en tant que pure différence que l'unité, dans 
  sa fonction signifiante, se structure, se constitue. Ceci n'est pas un trait 
  unique. En quelque sorte, il constitue d'une abstraction unilatérale concernant 
  la relation par exemple synchronique du signifiant. Vous 1e verrez la prochaine 
  fois, rien n'est proprement pensable, rien de la fonction n' est proprement 
  pensable, sans partir de ceci que je formule : l'un comme tel est l'Autre. 
  C'est à partir de ceci, de cette foncière structure de l'un comme différence 
  que nous pouvons voir apparaître cette origine d'où l'on peut voir le signifiant 
  se constituer, si je puis dire : c'est dans l'Autre que le A du "A est 
  A", le grand A, comme on dit le grand mot, est lâché.
    (->p59) 
  III/20 Du processus de ce langage du signifiant, ici seulement peut partir une 
  exploration qui soit foncière et radicale de ce que comme quoi se constitue 
  l'identification. L'identification
note: bien que relu, si vous découvrez des erreurs manifestes dans ce séminaire, 
  ou si vous souhaitez une précision sur le texte, je vous remercie par avance 
  de m'adresser un émail. 
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  commentaire        
  vérifié en août 2002 ; relu 
  et coorigé par Eric MOCHER le 23.08.2004