Avec
l'aimable autorisation de Jean-Michel VAPPEREAU (070606)
Treize et trois
L'Œuvre claire de J.C.Milner,
Seuil, février 1995
Loin des foules agglutinées où se forme l'opinion, le
non-enseignable, tant nous sommes peu enclin à fréquenter dans le champ de
Freud, échangeant seulement, à de rares occasions, une poignée de mains avec un
de nos pairs, nous lui vouerons ici un hommage appuyé pour l'assise qu'il
offre, avec son plus récent ouvrage, à la présentation de nos travaux. Nous
insistons sur les circonstances, car nous savons cette si légère amertume,
passant comme U n'ombre, traverser cette génération qui s'est gaspillée elle-même
: " Ils ne peuvent se parler " 1. Nous rappelant le signifiant, proposé par J.C.Milner, qui condense
le fait qu'il faut parler, penser, nommer, qui est un nom propre Lacan.
L'auteur nous donne sa version du classicisme lacanien
(Chapitre II, III, IV), avec enfin, situé dans ce contexte, le programme des Cahiers pour l'Analyse (Chapitre III),
argumenté dans ses détours, agrémenté de ses instabilités, il y en a cinq
(p.117 à 120) , résolues seulement en partie par la suite. L'ensemble éclaire
la période présente. Nous voulons dire aujourd'hui, en 1995, la situation du
discours analytique.
Ce classicisme est scindé en deux, le premier et le
second. Il est achevé à la fin mais il n'est pas, au dire de J.C.Milner, le
dernier mot de l'oeuvre de Lacan (p.171). L'auteur déclare seulement vouloir
faire constater, sans se déprendre d'une position d'extériorité et
d'incomplétude, qu'il y a de la pensée chez Lacan (p.8).
Scripta et
séminaires
Dans cet ouvrage nous trouvons une appréciation sur la
façon de répartir les Écrits et les séminaires de Lacan (Chapitre un). Avec la
distinction majeure qui souligne que les Écrits ne s'interrompent pas en 1966
par la publication d'un premier volume aux éditions du Seuil, et que, par
conséquent, Milner propose d'appeler, dans leur ensemble, les Scripta de Lacan. Nous adopterons
désormais cette dénomination pour les Écrits
pris dans leur ensemble, jusque en 1981.
Le rôle des séminaires serait d'assurer une protreptique2 : ils "cherchent à saisir l'auditeur au point d'imaginaire où
la conjecture du moment l'a placé ; l'ayant saisi, ils cherchent à le déloger
de ce lieu naturel..." (p.23) ; la construction d'un savoir relevant des Scripta.
Le premier classicisme (Chapitre II et III), auquel
correspond le programme des Cahiers pour l'Analyse, mais qui ne lui est pas
coextensif, on peut seulement "en user comme d'un révélateur", a pour
monument majeur les Écrits (p.111).
Le second classicisme (Chapitre IV) résout quelques
instabilités apparues d'abord (p.117 à 120), a pour pivot la notion de mathème
(p.122). Il n'aurait pas d'équivalent, au cours des années 70, du discours de
Rome (p.120), mais les Scripta postérieurs à 68 en relève (p.122).
Un dernier chapitre est consacré à la déconstruction
(Chapitre V) du second classicisme, par le noeud. Milner l'intitule
curieusement ainsi, prêtant par là à un catéchisme, pour conclure à ce qui
était annoncé depuis le début de toute oeuvre matérialiste, " l'œuvre de
Lacan est inachevée " (p.171).
L'incomplétude propre aux oeuvres matérialistes, du début de cet essai, est devenu inachèvement. Or les deux termes de complétude et d'achèvement ne sont pas synonymes si nous suivons leur emplois en topologie générale3
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1 J.C.Milner Les
noms indistincts, Seuil, Paris 1983.
2 "protreptique négative : inciter le sujet
à s'arracher à la doxa en le
gourmandant." (p.31) que Lacan partageait avec les cyniques, les
représentants du non‑sens dans Lewis Carroll et Groucho Marx.
3 Ces deux termes peuvent prêter à confusion,
mais se distinguent dans ce domaine, puisqu'il faut la condition euclidienne,
l'existence d’une mesure, pour qu'un espace compact (espace achevé) soit
qualifié d'espace complet. La question d'un espace mesurable, euclidien, ou non
mesurable est à la racine de la question de la science classique ou moderne et
du recourt ou non à la topologie. Sur l'achèvement comme compactification d'un espace totalement compacte il faut se
reporter à Desargues, souvent cité par Lacan, pour se saisir de notion chez un
précurseur.
Il
est deux données de départ à bien marquer et à retenir.
'est
galiléenne un science qui combine deux traits : l'empiricité et la
mathématisation.'
Milner
avait maintenue cette tension jusqu'au bout dans sa conférence donnée lors du
colloque consacré à l'oeuvre de Lacan, organisé par le Collège International de
Philosophie. La conférence été intitulée "Lacan et la science". Cette
Œuvre claire, moins stérile que le croit son auteur4,
est le développement que l'on pouvait en attendre. Il construisait, alors, un Lacan
néokantien, auquel quiconque a adhéré, adhère encore aujourd'hui, pour déclarer
à la fin cette "présentation séduisante, utile peut-être, mais tout à fait
fausse"5.
Ici
cette tension se résout par la pièce majeure, K.Popper, de la doctrine de la
science moderne, que Milner s'est forgé, à d'autres fins 6.
Elle est conçue en vue d'introduire à une science du langage après que la
linguistique de Chomsky ait supplanté la linguistique structurale. La
psychanalyse profite donc ici des éléments recueillis après une analyse très
fine.
Or
dans ces conditions, pour voir "que l'impossible ne se disjoint pas de la
contingence" il faudrait "qu'on ne cessât pas de passer de l'antérieur
à l'ultérieur. Or, c'est ce qui ne se peut, car il faudrait aussi ne pas cesser
de remonter de l'ultérieur à l'antérieur." (p.63) C'est précisément de
cela dont il s'agit si l'on considère la causalité psychique, l'acte mental
dans l'oeuvre de Lacan, l'événement psychique chez Freud 7,
en terme de refoulement et de déni. Et J.C.Milner d'ajouter à juste titre
"La science en tout cas ne permet pas cela." (p.63). Le discours
analytique n'est pas le discours de la science.
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4 Nous devons à M.M.Chatel de nous avoir fait
remarqué que ce titre rappelle l'oeuf clair.
5 J.C.Milner "Lacan et la science moderne
" dans Lacan avec les philosophes p.333, Albin Michel, Paris 1990.
6 J.C.Milner Introduction
à une science du langage, Seuil, Paris 1989. Dans cet ouvrage la question
est posée par le linguiste (ISL p261) du fondement de la prohibition de
l'inceste afin d’éclairer la nature du langage. Seule la sexuation au sens
freudien peut rendre raison de ce fondement par sa mathématique. II s'agit de
commenter le formidable énoncé de Lacan "La mère reste interdite." à
la fin de Kant avec Sade, pour
préciser ce que nous appelons la castration dans son principe et son lien à la
prohibition.
7 A.Badiou L'être
et l’évènement Seuil, 19 Paris.
La rencontre des termes n'est pas anodine lorsque nous suivons Lacan qui traite
de la lettre et l'évènement.
Cette
expression littérale écrit selon nous le ravinement du signifiée par le
ruissellement de la lettre lors de la rupture du semblants8
dont parle Lacan. Elle en litté-rature, d'une chaîne signifiante, le registre
du signifié.
Nous
tenons que cette impossibilité pour la science expérimentale au sens de ce
logicien à traiter de l'articulation9 du temps précédent avec la
structure quelconque et la différence pure, magnifiquement présentés ici dans
le chapitre III, est une conséquence du pacte qui la lie à la logique canonique
classique à l'exclusion du sujet. C'est la question difficile de la nécessité
démontrée par Tarski du métalangage.
8 J.Lacan "Lituraterre" Littérature. Il
s'agit d'un des Scripta. Nous faisons partir de la rupture de l'Essaim
signifiant notre construction de la structure topologique de la psychanalyse
dans notre premier fascicule de résultat. J.M.Vappereau Essaim T.E.E. et Point
Hors Ligne, Paris 1985.
9 II est incorrecte d'écrire "Chez Lacan
les strates n'existent pas." (p.102) sous prétexte que chez Lacan,
contrairement aux autres structuralistes qui s'y perdent, pour rendre compte
des registres multiples deux registres suffisent. Il y a pour Lacan comme pour
Freud, ce que Jung ne comprenait pas, deux libidos nécessairement distinctes
mais c'est peut être la même. Nous accorderons qu'il faut alors se donner les
moyens d'une logique spécifique pour traiter en raison de cette question
commune mais non triviale.
Nous
ne ferons que rappeler ici les deux constructions dont la nécessité s'impose
dans cette topologie. Il faut repartir du séminaire sur "La lettre volée"
mis en tête des Écrits. Il bouleverse leur ordre chronologique, en vu de lire
les Scripta au dire de Lacan
lui-même. En logique, une modification de la logique canonique classique en une
topologie 10
afin de définir la semblance de la phase phallique, de la vérité et de
l'identité même du sujet, ainsi que son envers sous l'aspect de la
castration... pour pratiquer les formules de la sexuation dans leur
effectivité. Seul moyen de tenir des propos cohérents et raisonnés sur ces deux
qui font un (p.143).
En
topologie proprement dite, la présentation 11
des trois étapes successives de l'élaboration par Lacan de la fermeture du
schéma de Freud en termes de variétés topologiques.
Nous
orographions cette fermeture temporelle, afin de rendre compte du nouage
de l'ultérieur avec l'antérieur, si bien
pointé comme problème majeur, révolution anthropologique dit-il, par B.Ogilvie
dans sa lecture l2 pourtant historisante des écrits
pré analytiques du médecin psychiatre Lacan. Donnant ainsi à l'algorithme de
Lacan de la barre Saussurienne, initialement traité en terme de point de
capiton
sa
formule développée dans l'ensemble des Scripta.
.
Pour
indiquer ce que nous faisons dans cette topologie nous articulerons les indexes
que nous avons pointés jusqu'ici, en reprenant à F.Regnault le "diagramme
latin" scolastique13
qu'il tient de saint Thomas.
10 J.M. Vappereau "L'amour du tout
aujourd'hui" dans Césure n° 3 revue de la convention psychanalytique.
11 J.M.Vappereau "Rupture du signifiant et
précipitation de petites lettres" dans Cahiers de lectures freudiennes,
Lysimaque, n°19, juillet 1991, pp231-241. On peut se reporter aussi à notre
série de Fascicules de résultats de topologie en extension et à nos lectures, Lus. lecture 1, (le pliage du schéma de
Freud), T.E.E. Paris 1995 (à paraître cette année si il se trouve un éditeur)
12 B.Ogilvie Lacan
et la question du sujet P.U.F. 19 Paris.
13 F.Regnault Dieu
est inconscient p.74 Navarin 1985 Paris
lorsqu'il
traite de l'évènement en terme de procédure de vérité, certes à des fins
ontologiques qui refoulent celles du discours
analytique14.
L'ironie
de cette histoire est à noter si l'on constate que nous tenons des Cahiers pour l'analyse, nommément leur
premier numéro, la notion que l'on peut se faire du sujet de la science si nous
voulons suivre Lacan au travers de ses énoncés. II suffit pour cela de se
reporter à l'essaie de G.Canguilhem15 qui
explicite ce qu'est la psychologie.
Spécialement au moment où il en traite
comme science de la subjectivité.
Ce
n'est pas parce que ni les rats dans le labyrinthe ni le chien du réflexe conditionné
interrogent le désir de Skinner où de Pavlov, que le désir de l'expérimentateur et
le sujet de ce désir n’existent pas, comme l'interroge Oppenheimerl6.
Dans
le transfert, l'analysant tient beaucoup plus du savant qu'on ne le croit
d'ordinaire chez les érudits et chez les prétendus cliniciens. C'est une des
faces du sujet supposé savoir. Or cette question n'est pas absente si elle est
écartée de sa place dans l'ouvrage majeur de Popper 17.
Si
son propos reste de s'opposer à la logique inductive (LDS p.24), c'est à dire à
la transcendance, soit la métaphysique (apriorisme) et qu'il tient à préciser
qu'il ne traite pas de la mathématique et de la logique déductive dont il se
sert. Il signal très bien la question du sujet de la science comme extérieur à son domaine d'investigation, en
rangeant cette question dans la psychologie (LDS p.27). Il est alors fait état
de l'amour intellectuel (Einfühlung) du savant en citant Einstein (LDS p.28).
Nous parlerons à la différence de K.Popper de l'amour intellectuel de l'objet
de la recherche que souligne aussi Tarski à la fin de son second grand article
sur la vérité. Cette question renvoie à ce qu'avance Spinoza de l'amour
intellectuel, il est évoqué par Lacan à la fin du séminaire XI par opposition à
Kant, c'est à dire à Sade. On ne peut pas dire que Lacan n'a pas fait un écrit
du séminaire consacré à l'éthique, il a donné Kant avec Sade qui n’est pas
encore lu, du fait de la difficile question du surmoi18.
Avec
ce supplément de la topologie du sujet, vont se trouver modifiés et retournés
au profit de la doctrine de la différence pure et du galiléisme étendu en acte
: la tentative d'interprétation transcendantalel9 du sujet par le programme des Cahiers
pour l'analyse,
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14 A.Badiou L'être et l'événement Seuil 19 Paris. Conditions Seuil 19 Paris. L'Éthique Hatier 1993 Paris. Le champ freudien est
structuré par une indiscernabilité indécidable, ce dont on peu faire la
mathématique. C'est juste un peu différent de la théorie standard des ensembles.
Ajoutons que pour Lacan les savants sont les otages d'un pacte (Acte de
fondation et note adjointe) qui empêche comme cela se vérifie que la
psychanalyse soit soumise à un débat conséquent en dehors de son champ. Quel
est ce pacte ?
15 Cité
avec dmiration
par Lacan (Écrits p.859) G.Canguilhem "Qu’est-ce
que la psychologie?" dans Études
d'histoire et de philosophie des sciences Vrin,
Paris 1970. La question de sujet cartésien revêt une grande importance pour Canguilhem dans la mesure
de la contre interprétation qui en est fait depuis par les néocartésiens. Voir
à ce sujet l'extrait du discours de Sténon en 1665 cité par Canguilhem en
appendice de La
connaissance de la vie, Vrin, 1980 Paris.
16
OppenheimerLa science et le bon sens. Gallimard, 19 Paris
17 K.Popper La logique de la découverte scientifique Payot,
1973 Paris. Notons la LDS.
18J.M.Vappereau "Le surmoi" dans l’Encyclopédie Universalis.
19
II faut
lire la très bonne présentation du problème transcendantal (p.107
à109), c'est la question du nom propre chez Husserl. Il se trouve que Frege le
corrige matériellement sur ce point avec sa pétition extentionnelle.
La doctrine de la lettre prise dans notre topologie donne la solution qui ne se
conçoit pas, ne s'écrit pas sans elle. Il s'agit bien du fondement d'éléments
synthétiques à priori sans recourir à aucune transcendance.
déjà
invalidé selon son auteur du fait du second classicisme, et trois parmi les
cinq instabilités du premier classicisme. 1. Le fait, due à l'historicisme, que
la théorie de la coupure et la théorie du sujet ne se répondent pas. 2. Le
paradoxe selon lequel la lecture historisante est justement induite par le
structuralisme. 3. La question de l'évolution de la linguistique et le fait
qu'il n'y a rien à en attendre désormais, avec Chomsky20, pour la
psychanalyse.
Comme
le second classicisme résout aussi avec l'hyperbourbakisme21 l'instabilité du à la notion
de mathématisation. Il ne reste, dans la perspective de l'extension du
galiléisme grâce à la topologie qu'une question véritablement cruciale dans
l'oeuvre de Lacan. Les insuffisances de précision qui marque la notion de
lettre. Mais nous aurons alors les moyens de l'affronter avec quelques chances
de succès, sans en rester au gesticulation de secte
qui se font reconnaître par un label, fusse le noeud borroméen.
20 JC Milner
Ordre et raison de la langue, Seuil,
Paris 19 . Spécialement
21 Lacanpousse un peu avec ses excès que Milner sténographie par les grammes : étendu
et hyper. "Il abuse des termes" disent, par une prudence dommageable
pour les autres, les gentils lacaniens. Personne ne les oblige à cette
méchanceté qui consiste à revendiquer un tel maître, s'il est si gênant. Il
n'est gênant que pour ceux qui ne se donnent pas les moyens de la raison de
leur professeur.